Frans Hellens over JDB
JULES DE BRUYCKER
On se ferait une idée erronée de la personnalité de ce prestigieux artiste si l’on ne se rappelait que ses premières œuvres, les seules exposées, ça et là, dans de rares expositions. Quelques aquarelles montrées aux Salons triennaux, un rapide mais retentissant passage, en 1903, à la Libre Esthétique et au Labeur ont à peine permis à la critique de saluer en lui la promesse d’un talent remarquable. Seuls les artistes et les amateurs d’art le connaissent; dispersés dans des collections particulières sans avoir passé par la rampe, ses dessins et ses aquarelles, travail incessant de dix années, demeurent dans la pénombre.
La presse s’en occupe parfois, mais on en parle un peu comme d’un mythe, auquel on veut croire cependant. Or, l’œuvre de De Bruycker est déjà considérable. La Friperie du Musée de Bruxelles appartient à la période de début de l’artiste et caractérise bien sa production des premières années. Au milieu d’une jeunesse rapidement émancipée de l’école, livrée à ses propres moyens, l’artiste, trop vite désabusé, trop éclairé sur les laideurs de la vie pour se contenter d’optimistes pages de sentiment, trop flamand d’autre part pour dédaigner le coloris truculent et la grasse matière, hésita longtemps. Les aquarelles de cette époque traduisent cette lutte, cette perplexité constante entre la voix du sang et le commandement du cerveau. Et l’instinct, d’abord, l’emportait. C’étaient des peintures savoureuses, des scènes de marchés et de kermesses traversées du grand souffle de Breughel, d’un coloris merveilleusement approprié, la Minque, les ruelles épaisses, les façades adipeuses, tout un grouillement d’êtres flasques et de murs enduits de suint. Il courait les foires, se mêlant rarement aux ébats ; mais il en rapportait comme une ivresse exubérante qui lui faisait alors concevoir des tableaux agités de réalistes bousculades, où s’attestait son atavisme flamand, son besoin de. copieuses et matérielles colorations.
Pourtant, dans ces mêmes pages, déjà son esprit critique et pessimiste s’avérait par l’interprétation forcée, ironique, grotesque même des physionomies et des mœurs. Ces scènes, dont l’ampleur de vision et le réel souci d’harmonie et de pittoresque excluent toute idée de caricature, sinon de satire, traduisent une passion d’analyse qui déterminera bientôt De Bruycker à abandonner l’aquarelle, procédé ingrat, pour le dessin pur laissant à l’artiste toute liberté. L’obstacle de la couleur écarté, le drame intime de la vie lui devient plus familier, il le note en quelques traits de crayon rapides, incisifs, sans effort. Son intelligence, d’ailleurs, s’est affermie et, si elle souffre du spectacle des tares grossières, des manies ridicules, des mesquines vanités, elle est assez robuste pour s’abstraire de toute influence morbide. Même au milieu de la nauséabonde clinique des misères populaires, son crayon garde une lucidité de scalpel sans cesse stérilisé par la conscience puissante et pénétrante de sa mentalité. Il rôde partout où se traine une vie farouche et renfrognée, dans les églises, les salles d'attente, les théâtres de province, les ruelles borgnes hantées d’ombres mutilées; son œil perquisitionne impitoyablement les âmes déchues et les retourne, comme de vieilles loques, sur les marchés moisis. C’est, surtout, le peuple au milieu duquel il a vécu, dont il a souffert la morne révolte. Un réalisme plus réfléchi que jadis, moins pittoresque, mais d’une virulence plus suggestive; une analyse sagace, mordante comme un acide, condensée pourtant et poussée à l’extrême. Son pessimisme se hausse à une vision philosophique des choses. La célérité de son esprit se donne libre carrière : le cahier de dessins sous le bras, il l’ouvre à tout propos, crayonne en tout lieu, suit la piste du passant, s’arrête pour noter la physionomie d’une rue et rentre chez lui, les poches bourrées de documents qui sont comme de rapides éclairs de psychologues dont il animera ses compositions.Les hospices, les salles d’attente et les venelles obscures lui ont fourni les sujets de ses meilleurs dessins. Presque toujours on y sent plus que de simples notations. Le souci de la composition large, de la vision d’ensemble, l’anime ; et, dans ces vastes dessins, pas un trait qui n’ait subi le contrôle de sa volonté, pas un détail qui ne concoure à une pensée dominante, concentrée, d’une intensité extrême. De Bruycker est de la race du vieux Breughel, comme Laermans, mais il possède en même temps une sorte de jovialité intermittente, notable dans sa manie du détail typique, qui l’apparente avec les peintres de kermesses et de ribot- tes. Le souvenir d’Uilenspiegel, parfois, l’anime.De Bruycker, récemment, s’est essayé à l’eau-forte et, du coup, il s’est affirmé comme un des plus habiles adeptes de ce procédé infiniment fécond. Ces planches, fort peu connues encore, offrent un intérêt tout parti
culier. Il semble que, dès le début, le métier lui ait livré tous ses secrets, et, chose curieuse, il y a trouvé un procédé apte à concilier ses deux tendances, autrefois contradictoires, l’instinct de la couleur et le besoin de l’analyse. Il a su mettre dans le jeu de la lumière et de l’ombre une coloration d’une intensité rare et approprier aussi, sans effort, aux exigences impérieuses de son tempérament, un métier dont l’initiation eût été longue et laborieuse pour d’autres que lui. Gand et Bruges possèdent en De Bruycker un filial et puissant analyste. Cet artiste de race apporte une note grave et joviale à la fois dans l’évolution du génie flamand. Il s’éloigne de Rops par le besoin d’espace, de pittoresque. Instinctif dans la réalisation, il a la conception lucide et pénétrante. Certaines affinités spirituelles avec les dessinateurs français contemporains paraissent lui donner une place d’exception dans l’art de notre pays. Mais un rapide coup d’œil sur ses œuvres suflit pour se convaincre de l’authenticité de sa nature flamande. Nul ne regrettera qu’un tel artiste, si probe et si puissamment évocatif de la race, ne sorte bientôt de l’ombre où volontairement il se tient effacé.
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